Par une décision du 10 octobre 2024 (req. n° 488095, La Poste, B, Publié au recueil Lebon), le Conseil d’État vient de faire deux apports conséquents sur l’appréciation de la légitimité du droit de retrait. D’une part, la Haute juridiction a jugé que le respect par l’employeur des mesures prescrites par les autorités gouvernementales à l’occasion d’une pandémie ne constitue pas une circonstance qui permet d’exclure en soit l’exercice légitime de son droit de retrait par un agent public. Et d’autre part, le Conseil d’État a exposé que l’appréciation de l'existence d’un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé justifiant d’exercer du droit de retrait supposait que le juge se penche sur la perception subjective de l’agent à l’époque des faits et non sur la réalité objective du danger encouru.
Cette affaire se place en pleine pandémie de Covid-19. Des fonctionnaires de la plateforme industrielle courrier (PIC) de La Poste de Paris-Sud-Wissous ont exercé leur droit de retrait en raison de l'épidémie de covid-19 du 18 mars au 10 avril 2020.
Le directeur de cette plateforme a considéré que l’exercice du droit de retrait n’était pas justifié.
En effet, la société La Poste avait estimé avoir pris l’ensemble des mesures nécessaires pour garantir aux agents leur santé et leur sécurité. Compte tenu de ces mesures de protection, la société La Poste a pris la décision d’opérer des retenues sur traitement pour les mois de juillet, août et septembre 2020 pour absence de service.
Les agents visés ont demandé au tribunal administratif de Versailles l’annulation de ces décisions, ainsi que la restitution des retenues opérées sur leur traitement, lequel y a fait droit.
Cette annulation a été confirmée par la Cour administrative d’appel de Versailles. La société La Poste s’est pourvue en cassation contre cet arrêt.
A titre liminaire, et pour rappel, le droit de retrait, lequel est justifié par la nécessité pour le salarié de protéger sa vie menacée par une situation de travail éminemment dangereuse, est une notion issue du secteur privé. Il est inspiré de l’article 16 de la convention n° 155 de l’Organisation internationale du travail.
En France, ce droit de retrait a tout d’abord été reconnu pour le secteur privé par la loi n° 82-1097 du 23 décembre 1982 relative aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, lequel est maintenant codifié à l’article L. 4131-1 du code du travail.
Puis, il a été reconnu aux agents publics dans la fonction publique d’État par un décret n° 95-680 du 9 mai 1995 modifiant le décret n° 82-453 du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail, ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique d’État.
Ainsi ce droit de retrait permet à l’agent qui a un motif raisonnable de penser que la situation de travail à laquelle il est confronté présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, ou qui constate une défectuosité dans les systèmes de protection, de se retirer de son poste de travail sans encourir de sanction ou de retenue sur salaire.
Si ce droit est reconnu dans la fonction publique, il est nécessaire de souligner qu’il existe des restrictions fondées par la nécessité de continuité du service public et de préservation de l’ordre public. Ainsi, le droit de retrait est exclu pour un certain nombre de métiers ou de corps de fonctionnaires visés par arrêté ministériel notamment dans les domaines de la douane, de la police, de l'administration pénitentiaire et de la sécurité civile.
Dans un premier temps, le Conseil d’État a examiné la question de l’appréciation du caractère grave et imminent du danger résultant de la pandémie de covid-19 avec l’obligation de continuité du service public postal et de l’absence d’interruption de ses activités durant cette épidémie.
Le cadre juridique du droit de retrait des agents publics au sein de la société La Poste est prévu par l’article 6 du décret n° 2011-619 du 31 mai 2011 relatif à la santé et à la sécurité au travail à La Poste lequel dispose que :
« I. ― Tout agent de La Poste signale immédiatement au responsable de La Poste toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection.Aucune sanction ne peut être prise ni aucune retenue de salaire faite à l'encontre d'un agent ou d'un groupe d'agents qui se sont retirés d'une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu'elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou la santé de chacun d'eux. »
Or, ainsi que le relève le Conseil d’État, les termes de l’article 6 du décret du 31 mai 2011 applicable aux agents de la Poste ne prévoit absolument aucune restriction tenant à la nature des fonctions exercées ou au fonctionnement du service public postal, contrairement à d’autre corps de métiers pour lequel cela est précisé.
Ainsi, la nature des fonctions des agents de La Poste n’a pas à être prise en compte dans l’appréciation du caractère grave et imminent du danger résultant de la pandémie.
Dans un deuxième temps, le Conseil d’État a examiné la problématique fondamentale de cette affaire : le droit de retrait peut-il s’exercer de manière légitime dans une situation où l’employeur n’a pas méconnu les obligations de sécurité qui pèsent sur lui ?
La lecture des conclusions du rapporteur public Clément MALVERTI permet d’éclairer la solution retenue pour cette question de droit.
En effet, la direction générale du travail (DGT) avait publié des fiches qui indiquaient le droit de retrait ne pouvait s’exercer si l’employeur avait mis en œuvre :
« les dispositions prévues par le code du travail et les recommandations nationales visant à protéger la santé et à assurer la sécurité de son personnel, qu’il a informé et préparé son personnel, notamment dans le cadre des institutions représentatives du personnel ».
Il peut être aussi relevé que la DGAFP avait également aussi produit une note en mars 2020 par laquelle elle affirmait :
« En période de pandémie, les personnes qui sont exposés au risque de contamination du virus du fait de la nature de leur activité habituelle (personnels de santé ; personnels chargé du ramassage et du traitement des déchets par exemple), parce qu’ils sont systématiquement exposés à des agents biologiques infectieux du fait même de l’exercice normal de leur profession (risque professionnel) ou parce que leur maintien en poste s’impose pour éviter tout e mise en danger d’autrui, ne peuvent légitiment exercer leur droit de retrait, au seul motif d’une exposition au virus à l’origine de l’épidémie ».
Toutefois, le rapporteur public précise que la Cour de cassation dans un récent arrêt du 12 juin 2024 avait jugé que :
« le respect par l'employeur des mesures prescrites par les autorités gouvernementales à l'occasion d'une pandémie, au regard des connaissances scientifiques et des recommandations nationales, n'exclut pas la légitimité de l'exercice de son droit de retrait par un salarié qui justifie d'un motif raisonnable de penser que sa situation de travail présente un danger grave et imminent pour sa vie ou pour sa santé ».
La Cour de cassation a pris le contrepied de la DGT (Soc., 12 juin 2024, req. n° 22-24.598, La Poste, Publié au Recueil).
Le Conseil d’État a décidé de rejoindre la position de la Cour de cassation en jugeant que la société La Poste ne pouvait pas se prévaloir, pour dénier toute légitimité au droit de retrait de ses agents, en avançant qu’elle avait respecté à la lettre l’ensemble des recommandations gouvernementales.
Le rapporteur public précisait qu’il ne saurait exister d’automaticité entre le respect par l’employeur de son obligation de sécurité et l’irrégularité de l’exercice du droit de retrait pour deux raisons :
Tout d’abord, la légitimité de l’exercice du droit de retrait est subordonnée uniquement à un motif raisonnable pour l’employé de croire qu’il existe un tel danger et non à l’existence d’un danger grave et imminent ;
Ensuite, si la légitimité du droit de retrait était subordonnée à la méconnaissance par l’employeur de ses obligations de sécurité cela aurait pour conséquence de limiter fortement la portée de ce droit en excluant son exercice régulier en cas d’existence d’un danger réel mais que l’employeur s’est efforcé de prévenir. En effet, le salarié doit pouvoir quitter son poste de travail sans avoir la crainte d’être sanctionné, dès lors qu’il peut raisonnablement craindre être exposé à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, et ce, peu importe l’origine du danger.
Dans un troisième temps, le Conseil d’État a examiné la question de savoir si l’exercice du droit de retrait pouvait être justifié à raison du climat anxiogène créé par la pandémie de Covid-19, sans prendre en compte la situation médicale particulière de l’agent qui l’exerce.
D’une part, puisque l’appréciation de l’exercice du droit de retrait nécessite de s’intéresser à la perception que l’employé pouvait légitimement avoir du danger, le Conseil d’État juge que la Cour pouvait à bon droit prendre en compte le climat anxiogène lié à cette pandémie.
En effet, à l’époque des faits, et tout le monde s’en souvient, il existait un contexte particulièrement stressant, généré par un flot continue et quotidien d’information concernant ce virus, avec la production quotidienne par les médias et par Santé publique France d’informations épidémiologiques quotidiennes faisant état du nombre de personnes testées positives, d’hospitalisations, ainsi que des décès imputables à cette nouvelle maladie.
D’autre part, le Conseil d’État a jugé que la Cour avait aussi pris en compte la procédure d’alerte initiée par le CHSCT dès le 17 mars 2020, les modalités de travail des agents de la plateforme impliquaient de maintenir une certaine proximité entre les personnes, de même que le recours à une navette de transport exigüe depuis et jusqu’aux transports en commun, l’absence de masque avant le 8 avril 2020 au soir et le faible nombre de distributeurs de gel hydro-alcoolique, lequel n’était que n’était que de six dont trois dans le hall de production.
En dernier lieu, le Conseil d’État a jugé que les juges du fond apprécient souverainement, sous réserve de dénaturation, si un agent public avait des motifs raisonnables de penser qu’il se trouvait alors dans une situation de travail présentant un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé justifiant d’exercer son droit de retrait.
Ce choix s’explique principalement par le caractère purement factuel de l’appréciation qui sera opérée.
Encore récemment, il avait jugé que les juges du fonds exercent un contrôle normal dans une décision concernant un salarié protégé (CE, 28 mai 2024, M. Vaccarizzi, req. n° 472007, à mentionner aux Tables) qui s’explique.
Dans cette décision du 28 mai 2024, le rapporteur public Raphaël CHAMBON précisait que :
« Dans le cadre de contentieux relatifs à l’application du droit de retrait dans la fonction publique, prévu par le décret du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique dans des termes très similaires à ceux du code du travail, vous avez jugé qu’il appartient au juge d’exercer un contrôle normal sur l’appréciation de la situation de danger grave et imminent portée par l’administration (7/2 SSR, 16 décembre 2009, Ministre de la défense, req. n° 320840, aux Tables ; pour des illustrations : 8/3 SSR, 2 juin 2010, Ministre de l'éducation nationale c/ Mlle F..., req. n° 320935, au Recueil sur un autre point ; 2/7 SSR, 18 juin 2014, Ministre de l'éducation nationale c/ Mme C... et autres, req. n° 369531, aux Tables). »
La lecture des conclusions du rapporteur public permet de comprendre l’analyse que les juges du fonds devront opérer. Il précise que :
« l’appréciation de la légitimité de l’exercice du droit de retrait suppose de centrer le regard non pas sur la réalité objective du danger, mais sur la perception subjective que le travailleur pouvait raisonnablement en avoir à l’époque des faits. Pour ce faire, le juge sera donc conduit à caractériser les circonstances factuelles dans lesquelles le droit de retrait a été exercé, notamment les informations dont le travailleur était en mesure de disposer quant à la nature du danger invoqué, les mesures prises par l’employeur pour prévenir la survenance d’un tel risque, le degré d’exposition au danger compte tenu de la nature des fonctions occupées et, le cas échéant, de l’état de santé de l’intéressé. De ces constats factuels, le juge déduira nous semble-t-il assez mécaniquement les conséquences juridiques qui en découlent, c’est-à-dire déterminera si la croyance du travailleur dans l’existence d’un danger grave et imminent doit ou non être regardée comme « raisonnable ». »
Cette décision est salutaire au profit de la protection des agents en sauvegardant l’effectivité du droit de retrait dans la fonction publique au même titre que ceux des salariés du privé.
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