Par un arrêt du 18 novembre 2022 (n° 21PA05559), la Cour administrative d’appel de Paris a rappelé les principes applicables à la définition du centre des intérêts matériels et moraux des agents publics, avant d’en délivrer son appréciation concrète au cas d’espèce, rappelant, une nouvelle fois, l’incertitude qui pèse encore, après plus d’un demi-siècle de jurisprudence, sur la reconnaissance du centre des intérêts matériels et moraux.
Le CIMM, une notion commune à de nombreuse dispositions réglementaires
Le décret n°96-1026 du 26 novembre 1996 relatif à la situation des fonctionnaires de l'État et de certains magistrats dans les territoires d'outre-mer de Nouvelle-Calédonie, de Polynésie française et de Wallis-et-Futuna régit depuis plus de 25 ans, les conditions et la durée d’affectation des fonctionnaires de l’État dans ces territoires, ainsi que les congés supplémentaires et particuliers, dits congés administratifs, auxquels ils peuvent prétendre compte tenu de cette affectation, particulièrement éloignée de la métropole.
De ce fait, et logiquement, l’article 1er du décret du 26 novembre 1996 prévoit qu’il ne trouve en revanche pas à s'appliquer aux personnels dont le centre des intérêts moraux et matériels se situe dans le territoire où ils exercent leurs fonctions, ni aux membres des corps de l'État pour l'administration de la Polynésie française, ni aux fonctionnaires actifs des services de la police nationale.
Au centre de l’application de ces dispositions se trouve donc la notion de « centre des intérêts matériels et moraux », laquelle est plus fréquemment utilisée en matière d’octroi de congés bonifiés, régime particulier de congés auquel peuvent prétendre les magistrats ainsi que les fonctionnaires titulaires de la fonction publique de l’État, de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique territoriale, dont la « résidence habituelle » se trouve au sein de l’un des départements d’outre-mer, à savoir en Guadeloupe, Guyane, Martinique, à la Réunion, à Saint-Pierre-et-Miquelon et à Mayotte, exerçant en métropole (Décret n°96-1026 du 26 novembre 1996 précité) et dont la raison d’être repose sur la circonstance que les conditions d’exercice des fonctions dans un département d’outre-mer ou sur le territoire européen de la France sont différentes selon que les agents intéressés ont ou non leur « résidence habituelle » dans ce département ou sur ce territoire (CE, 16 mai 1980, Chevry et autres, req. n° 12670, A).
En l’espèce, Madame B… professeure d’espagnol, après avoir déjà bénéficié d’une affectation en Nouvelle-Calédonie en 2012, sollicitait du ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse son affectation en Nouvelle-Calédonie sans condition de durée en se prévalant de ce qu’elle y avait son centre de ses intérêts matériels et moraux.
Du silence du ministre est née une décision implicite de rejet, que l’agent a contesté devant le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie. Madame B… a ainsi relevé appel, devant la Cour administrative d’appel de Paris, du jugement du 9 septembre 2021, par lequel le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a rejeté sa demande tendant à l’annulation de cette décision.
Les modalités d’appréciation du CIMM, une construction en partie jurisprudentielle
Pour apprécier la localisation du centre des intérêts moraux et matériels d’un agent, il peut être tenu compte d’un certain nombre de critères précis, dont certains sont de création jurisprudentielle (CE, 27 mars 2013, Bussi, req. n°354426, pour la localisation du centre des intérêts moraux et matériels de son conjoint ou partenaire de PACS), et d’autres, d’inspiration réglementaire (circulaire du 3 janvier 2007 sur les conditions d'attribution des congés bonifiés aux agents des trois fonctions publiques ; DGAFP, Outils de la GRH, Edition 2021, Guide des congés bonifiés pour les agents des trois versants de la fonction publique) :
de son lieu de naissance,
du lieu où se trouvent sa résidence et celle des membres de sa famille,
du lieu où le fonctionnaire est, soit propriétaire, soit locataire de biens fonciers, soit titulaire de comptes bancaires, de comptes d’épargne ou postaux,
du lieu de son domicile avant son entrée dans la fonction publique,
du lieu de sa scolarité ou de ses études,
du lieu d’inscription sur les listes électorales,
de la volonté exprimée par l’agent à l’occasion de ses demandes de mutation et de ses affectations,
la fréquence des demandes de mutation vers le territoire considéré,
la fréquence des voyages que l’agent a pu effectuer vers le territoire considéré,
la durée des séjours dans le territoire considéré,
la localisation du centre des intérêts moraux et matériels de son conjoint ou partenaire de PACS,
etc.
Quels que soient les critères retenus ou écartés, il est désormais de jurisprudence constante que le centre des intérêts matériels et moraux doit être apprécié à la date de chaque décision prise par l’administration sur une demande d’un agent (CE, 30 juin 2010, Mme Boudre, req. n° 304456, rendu en matière de congés bonifiés).
Ainsi, statuant sur le premier moyen développé par Madame B…, tiré d’une erreur de droit commise par le ministère, la Cour administrative d’appel de Paris a donc rappelé tout d’abord que : « la localisation du centre des intérêts matériels et moraux d’un agent, qui peut varier dans le temps, doit être appréciée, dans chaque cas, à la date à laquelle l’administration, sollicitée le cas échéant par l’agent, se prononce sur l’application d’une disposition législative ou réglementaire, au regard d’un faisceau d’indices », avant de constater que l’examen diligenté par le ministère avait respecté ces conditions et de rejeter ledit moyen.
Le CIMM, une appréciation concrète à géométrie variable
Le juge administratif est compétent pour contrôler, au cas par cas, l’appréciation portée par l’administration sur la situation du centre des intérêts moraux et matériels, au moyen des critères sus rappelés (CE, 24 mai 2013, Gaubert, req. n° 346942). Il examine ce faisceau de critères par un contrôle normal en cas de refus (CE, 29 septembre 1996, Eugène c/ ministère de l’intérieur, req. n° 121278).
Statuant sur le second moyen, tiré d’une erreur d’appréciation de l’administration sur sa situation, la Cour administrative d’appel de Paris, après avoir relevé que la requérante résidait en Nouvelle-Calédonie depuis 9 ans, qu’elle y avait un compte bancaire, y payait des impôts, y était inscrite sur les listes électorales, y avait acquis un bien immobilier, y travaillait ainsi que son compagnon, qui y avait monté sa propre société, qu’ils y avaient eu un enfant, désormais scolarisé et s’étaient fait des amis, a cependant refusé d’y reconnaître son centre des intérêts matériels et moraux.
Pour ce faire, la Cour s’est appuyée sur les circonstances que : « La durée de son séjour sur ce territoire, de huit ans, était en outre assez faible à la date de la décision contestée. Il en va de même de celui de son compagnon, avec lequel elle s’est pacsée en métropole. Il n’est enfin pas contesté que l’ensemble des membres de la famille du couple réside en métropole ».
Pourtant, au regard des nombreuses décisions prétoriennes rendues en la matière, il est possible de s’interroger sur l’appréciation qu’aurait rendu une autre juridiction ou une autre formation de jugement, à l’examen de ces mêmes indices et circonstances de fait.
Pour exemple, quelques mois avant la Cour administrative de Paris, la juridiction d’appel versaillaise avait reconnu que le centre des intérêts matériels et moraux d’un agent était situé en métropole, alors même qu’il était né à la Réunion et y conservait des attaches familiales, au motif qu’il y était installé avec sa famille depuis une dizaine d’années, et avait fait l’acquisition d’une maison en Indre-et-Loire (CAA Versailles, 21 avril 2022, req. n° 21VE01251, Inédit au recueil Lebon).
De même, la Cour administrative d’appel de Paris a pu juger elle-même qu’était bien en Polynésie, le centre des intérêts matériels et moraux d’un agent dont le grand-père s’était installé en Polynésie et marié à une polynésienne, qui n’y était pas né et n’avait été affecté en Polynésie qu’en 1994, pour une durée de quelques années avant de quitter ce territoire de nouveau, qui avait seulement mis en vente ses biens immobiliers en métropole et avait récemment renoué avec sa famille demeurant en Polynésie, et dont la fille l’avait rejoint sur ce territoire et épousé un Polynésien (Cour administrative d'appel de Paris, du 6 décembre 2005, req. n° 02PA01083, inédit au recueil Lebon).
En conséquence, aucun critère ou combinaison de critères n’apparaît comme permettant avec certitude de s’assurer de la reconnaissance du centre des intérêts matériels et moraux, laquelle semble dépendre in fine de chaque situation et de chaque juridiction chargée de l’apprécier.
Conseils pratiques
Au regard des dispositions réglementaires précitées et principes jurisprudentiels dégagés, il apparaît que la fixation du centre des intérêts matériels et moraux résulte de la mise en balance de nombreux indices, qui peuvent conclure à placer la résidence habituelle d’un agent, soit en métropole, soit dans un territoire d’Outre-mer.
Aussi, il reviendra donc concrètement à chaque agent, au cas par cas, de s’assurer qu’un nombre le plus conséquent possible d’indices place sa résidence habituelle dans l’un de ces territoires d’Outre-mer. D’autre part, il lui appartiendra également de démontrer qu’aucun indice ne tende à l’inverse à maintenir cette résidence habituelle en métropole.
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