Par un arrêt du 18 janvier 2024 req. n° 490407, le Conseil d’État vient prononcer la suspension d’une décision de sanction d’un magistrat judiciaire en raison de son état de santé et de celui d’un de ses enfants.
Monsieur A.B est un magistrat judiciaire depuis 1994. Il est le père de trois enfants : l’un, aujourd’hui âgé de 17 ans, est atteint d’une maladie neurologique depuis 2008, qui s’est aggravée au fil des années, le rendant sujet à des crises pouvant être très violentes ; l’autre est sujet à des périodes de dépression sévères ayant entrainé plusieurs hospitalisations en raison de la maladie de son frère et de l’état de santé de son père. Monsieur A.B est en effet lui-même sujet à de graves dépressions qui ont entrainé plusieurs hospitalisations en 2018 et 2019 et son placement en congé de longue maladie de mai 2019 à mai 2022.
En février 2018, Monsieur A.B a ouvert une enquête pénale, sans prévenir sa hiérarchie et sans avoir la charge de ce type d’infraction, pour des faits d’escroquerie et de tentative d’escroquerie commis en bande organisée au préjudice du père de l’ancienne bâtonnière du barreau de Bordeaux, qui a été pendant plusieurs années l’employeur de son épouse et qu’il connaissant de longue date.
C’est dans ce contexte que le garde des Sceaux, après avoir recueilli l’avis du conseil supérieur de la magistrature, a prononcé, le 30 novembre 2023, une sanction de déplacement d’office de Monsieur A.B, en raison de manquements à ses devoirs de loyauté, d’impartialité et de probité. Il lui est également reproché d’avoir manqué à son devoir de délicatesse par certaines insuffisances professionnelles et en ne s’étant pas suffisamment investi au sein du Parquet.
Monsieur A.B a donc sollicité du juge des référés du Conseil d’État, compétent en premier et dernier ressort, la suspension de cette sanction.
Dans un premier temps, sur l’urgence, le Conseil d’État a fait application d’une combinaison de deux jurisprudences, l’une considérant que l’urgence peut résulter d’atteintes portées aux conditions de vie du requérant et de sa famille (voir pour une illustration : CE, Ord, 6 août 2022, Ozoux, req. n°248393), l’autre considérant que l’urgence peut résulter des menaces que l’acte attaqué est susceptible de faire peser sur la santé du requérant (voir pour une illustration : TA Marseille, Ord, 21 janvier 2002, Sow, req. n°017590 ou TA Versailles, Ord, 16 octobre 2001, S-B, Inédit).
A contrario, cette jurisprudence semble aller à l’encontre de celle désormais quasi-constante visant à considérer que la condition d’urgence n’est pas remplie en matière de déplacement géographique en cas de mutation dans l’intérêt du service (voir pour illustration d’une mutation de Toulouse à Paris : CE, Ord, 27 juillet 2001, Médard, req. n°235463 ou pour un magistrat du parquet : CE, 12 septembre 2012, Courroy, req. n°361699).
En l’espèce, après avoir rappelé que l’un des enfants du couple avait en 2014, bien avant la date des faits reprochés, développé une maladie neurologique le rendant sujet à des crises violentes et imposant son hospitalisation, et que Monsieur A.B avait été hospitalisé en 2018 et 2019 pour des épisodes dépressifs puis placé en congé de longue maladie de mai 2019 à mai 2022, le Conseil d’État a considéré qu’il y avait urgence à suspendre la décision prononçant le déplacement d’office de l’intéressé en raison de la grande fragilité de son état de santé et de celle de son fils de 17 ans.
Cette urgence a pu être caractérisée en raison de l’attestation médicale fournie par le requérant faisant état de l’incompatibilité de son état de santé avec tout déplacement professionnel et de sa future hospitalisation prévue le 15 janvier 2024.
Dans un second temps, sur le doute sérieux quant à la légalité de la décision de déplacement d’office litigieuse, après avoir rappelé une seconde fois que père et fils ont une santé fragile, notamment pendant l’année 2018, le Conseil d’État va jusqu’à considérer que cette situation familiale est susceptible d’avoir affecté l’assiduité de Monsieur A.B ainsi que sa disponibilité et son investissement au sein du Parquet.
Ensuite, le Conseil d’État considère que le contexte médical et familial de Monsieur A.B a également pu justifier son manque de « clairvoyance » au moment de l’ouverture en 2018 d’une enquête pénale en guise de “fleur” offerte à une connaissance qui n’est autre que le père de la bâtonnière du barreau de Bordeaux.
Dans ce contexte, les moyens tirés de manquement au devoir de probité et de disproportion de la sanction évoqués par la défense du magistrat apparaissent, pour le Conseil d’État, de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la sanction.
Le déplacement d’office étant la seconde sanction la moins forte applicable aux magistrats, cet arrêt cantonne donc le ministère, s’il entend reprendre une sanction, au prononcé d’un blâme avec inscription au dossier (sanction la moins forte pour les magistrats).
Sur le fond, s’il est appréciable que le juge des référés accueille favorablement d’autres circonstances de nature à créer une urgence à suspendre que la simple situation financière des agents publics, il est toutefois étonnant de relever que la situation familiale et l’état de santé de l’agent puissent excuser l’ensemble de ses comportements fautifs.
Si le juge des référés est le juge de l’évidence selon la formule consacrée, l’illégalité de ce déplacement d’office ne semble, en l’espèce, pas aller de soi.
En effet, alors que le manque d’investissement et les insuffisances professionnelles peuvent être en lien direct avec des problématiques familiales récurrentes et de santé, en revanche, il est plus difficilement concevable que ces problématiques viennent aussi expliquer le “manque de discernement” de Monsieur A.B dans le cadre de l’ouverture d’une enquête de complaisance, notamment eu égard à l’importance de ses fonctions et au discernement attendu des magistrats.
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